Ce roman de Science Fiction, est un succès international. Les trois tomes du cycle ont été traduits en anglais et le premier volume, « Le problème à trois corps » est maintenant disponible dans une traduction de Gwennaël Gaffric (1).
Les trois romans, publiés à partir de 2008, ont été vendus en Chine à plus de deux millions d’exemplaires et, fait exceptionnel, la traduction anglaise a touché 200 000 lecteurs dont Marc Zukerberg et le Président Obama. C’est aussi la première fois qu’un roman chinois de SF est couronné, en 2015, par le Hugo Award, le prix décerné aux Etats Unis par la World SF Convention.
La réalité rejoint la SF :
L’annonce il y a deux mois de la découverte d’une exoplanète, Proxima b, où la vie pourrait être possible, avait été largement commenté par la presse. Cette planète, d’une taille comparable à celle de la Terre, orbite autour de Proxima du Centaure, l’étoile la plus proche (4 années lumière) du système solaire, une des trois étoiles de la constellation du Centaure.
Trois étoiles, trois corps, dans le roman, cela crée un désordre astronomique qui rend invivable la planète Trisolaris, l’héroïne du livre, tantôt brûlante, tantôt couverte de glace. C’est là où la SF s’éloigne de la réalité car la distance entre Proxima et ses cousines est telle que l’harmonie règne.
Pour les habitants de Trisolaris, la prévision de ces changements climatiques est évidemment une question de survie; le problème à trois corps serait un problème mathématique classique que l’on ne sait pas résoudre et qui interdit des prévisions fiables. En l’absence de solution, les Trisolariens devront coloniser un autre monde.
La Révolution Culturelle et la mort de la science :
Les vingt premières pages du livre sont une évocation brutale des débuts de la Révolution Culturelle. A Pékin, en quarante jours, 1700 personnes furent battues à mort et d’autres poussées à se suicider. Parmi les victimes, un professeur de physique, Ye Zhetai, qui fut trahi par sa femme et assassiné par quatre Gardes Rouge. La scène est d’une grande violence, on lui reproche d’enseigner la relativité, la théorie du Big Bang et de refuser de considérer que Einstein est un réactionnaire à éliminer.
L’impact de l’idéologie sur la science et la sauvagerie qu’elle peut engendrer seront déterminantes sur l’orientation de sa fille, Ye Wenjie. Elle est « envoyée à la campagne » pour être rééduquée par les paysans en Mongolie Intérieure; elle constate les désastres d’une politique de déforestation, initiée par des autorités locales irresponsables.
L’espèce humaine est dangereuse et irréformable, c’est pourquoi elle accepte de mettre ses compétences techniques au service d’une base secrète, la « Côte Rouge », crée pour analyser les ondes provenant de l’espace.
Dans la version publiée en Chine, les pages concernant la Révolution Culturelle, jugées trop sensibles, étaient perdues au milieu du livre contrairement au manuscrit de l’écrivain. La SF serait-elle un moyen d’échapper à la censure? Dans sa postface de l’édition anglaise, Liu Cixin nous explique « qu’il n’utilise pas la fiction comme une manière déguisée de critiquer la réalité du présent » mais il n’hésite pas dans un article à expliquer que la Révolution Culturelle n’est pas un décor mais un élément important de l’intrigue: « The story requires a person who has lost all hope for humanity. In all of mankind, only two things could do this- one was the Cultural Revolution and the other was the Nazi holocaust. These both made people act against humanity”.
D’autres écrivains de SF ont eu moins de chance avec la censure et notamment Han Song dont plusieurs livres ont été interdits.
Ye Wenjie et la haine de l’humanité :
Ye Wenjie joue un rôle important dans sa base, la « Côte Rouge », elle s’y marie et obtient une autonomie suffisante. La base peut émettre des micro ondes très puissantes capables de détruire des équipements électroniques de satellites ennemis.
Le gouvernement chinois, inquiet des efforts américains et russes se préoccupe de recherche de civilisations extraterrestres. Beaucoup de scientifiques pensent « qu’il n’est pas souhaitable que la race humaine dans son ensemble entre en contact avec une civilisation extraterrestre. Au lieu d’unifier l’espèce humaine, ce contact aurait pour effet de diviser et aggraverait plutôt qu’il ne réduirait les conflits internes entre les différentes civilisations de la Terre » (p. 185).
Ye Wenjie reçoit un message venu de Trisolaris qui indique également qu’il ne faut pas répondre car cela permettrait de localiser la planète Terre qui sera alors envahie et conquise. Elle répond en secret: « Venez ! Je vous aiderai à conquérir ce monde. Notre civilisation est incapable de résoudre ses propres problèmes. Nous avons besoin de votre intervention » (p.295).
Un jeu vidéo pour sélectionner les militants :
Bien des années après, nous retrouvons Ye Wenjie qui dirige « Les Frontières de la science », une organisation qui inquiète les services secrets de plusieurs pays collaborant pour l’infiltrer. C’est Wang Miao, un ingénieur spécialiste de nano matériaux, qui accepte de jouer le rôle de « taupe » et de rejoindre l’organisation.
L’évolution est préoccupante, nombre de ses membres sont éliminés ou se suicident car leur raison de vivre, la physique fondamentale, est remise en cause par de nouvelles expériences: ses lois ne sont pas invariables à travers le temps et l’espace, ce qui fait qu’elle n’existe pas en tant que science.
Wang Miao, comme d’autres membres, participe à un jeu vidéo spectaculaire « Les Trois Corps » ; il est plongé dans le passé, rencontre des célébrités de l’antiquité et découvre que sur la planète Trisolaris, les ères sont « chaotiques » et glaciales ou « régulières » et c’est alors que la civilisation peut se développer. Comment prévoir ces ères et les mouvements des soleils, tel est le problème essentiel de cette planète.
Après plusieurs étapes du jeu, Wang Miao participe à une réunion où l’on explique que Trisolaris et ses trois soleils existe réellement. Les joueurs séduits par cette civilisation deviennent membres de l’organisation, les autres sont exclus.
La mort des scientifiques n’est pas le fait du hasard; une action concertée est en place où les Frontières de la science, divisée entre plusieurs groupes antagonistes, joue un rôle clef. La science progresse plus vite sur la Terre que sur Trisolaris; les envahisseurs, qui n’atteindront la Terre que dans quatre siècles, craignent que son niveau scientifique supérieur ne lui permette de se défendre avec succès. Il faut donc que la recherche fondamentale soit stoppée.
Une Science Fiction chinoise ?
Les rapports entre la science et la politique sont un thème essentiel: la SF est d’abord perçue comme un moyen de donner aux jeunes la foi dans la science et le progrès; le peuple est capable de faire des prodiges…Un développement rapide après la révolution Culturelle puis une interdiction en 1983 comme pollution spirituelle influencée par l’étranger; la renaissance est lente après les évènements de Tiananmen en 1989, mais une convention mondiale de SF a lieu en Chine en 1991 puis en 1997.
C’est un nouveau départ, soutenu par le développement de la revue « Le monde de la SF » qui tire à 150 000 exemplaires. Peu d’écrivains, une trentaine, peu de livres édités, 10% de ce qui est publié tous les ans aux Etats Unis. Un nombre limité de romans, beaucoup de nouvelles dans des revues; tout va changer avec le phénomène Liu Cixin.
Né à Pékin il y a cinquante trois ans, il a passé sa jeunesse à Yangquan, une petite ville minière du Shanxi où travaillait son père. Des études d’ingénieur le préparent à une carrière professionnelle comme informaticien dans la Centrale Thermique de Yangquan. Il publie sa première nouvelle en 1991 et, à partir de 1999, obtient neuf fois le prix Galaxy décerné par l’association chinoise. Enfin en 2015, le prix Hugo, décerné aux Etats Unis par la convention mondiale de la SF. L’impact en Chine est considérable.
Il abandonne son job d’ingénieur qui, dit-il, lui permettait de conserver le contact avec la réalité, pour travailler aux adaptations cinématographiques de sa trilogie; le premier épisode doit sortir l’an prochain.
Une SF aux caractéristiques propres :
L’invasion par les extra terrestres, un thème tout à fait classique, n’est pas très fréquent dans la SF chinoise. Il en est de même pour les visions d’apocalypse: le dernier tome de la trilogie « Death’s End » en est une illustration, un thème tout à fait nouveau en Chine. De même on peut s’étonner de l’absence du communisme: « there were practically no SF stories that featured Communism as the subject, not even simplistic sketches to promote the concept » (3)
Malgré le développement économique très rapide, l’optimisme, la foi dans la science a quasiment disparu; le progrès technique suscite de la suspicion et de l’anxiété et le futur est décrit comme sombre et incertain (3).
Les thèmes écologiques sont très présents: Ye Wenjie a lutté contre la déforestation et défendu le livre de Rachel Carson sur les ravages du DDT. De même, un personnage important du livre, un Américain, Mike Evans, héritier d’un pétrolier milliardaire, plante des arbres en Chine pour sauver les oiseaux car toutes les espèces sur terre doivent être également respectées.
En Chine comme ailleurs, les humains se sentent de plus en plus responsables de l’évolution du monde. La SF permet de décrire l’attente d’une nation par rapport à son propre futur, les rêves tout comme les cauchemars…
« Le problème à trois corps », un livre qu’on ne referme pas :
Si l’on est aussi accroché par ce roman, c’est d’abord dû à sa composition très habile. On évolue entre le présent et le passé de Ye Wenjie, entre la Terre et Trisolaris. Le jeu vidéo, « Les trois Corps », permet de rapprocher le présent et Wang Miao avec de grandes figures du passé; c’est une idée superbe qui donne beaucoup de souplesse à la composition du livre.
Une très grande variété de tons et de styles, même si la tonalité est souvent assez sombre. Parfois le livre évolue comme un roman policier avec l’enquête sur les Frontières de la Science, parfois c’est quasiment un témoignage comme les pages sur la Révolution Culturelle.
L’idée brillante d’une apocalypse dans quatre cent ans permet d’introduire les volumes suivants, « The Dark Forest » et « Death’s End », mais aussi d’éviter un rythme trop tendu. On se souviendra longtemps de passages d’anthologie comme, dans le jeu vidéo, l’évocation d’un « ordinateur humain » créé à partir des milliers de soldats du Premier Empereur.
On peut simplement regretter la faiblesse de certains personnages. Wang Jie est très froide et ne peut séduire; peu de femmes d’ailleurs dans les livres… L’inspecteur qui poursuit l’enquête est une caricature, il est sauvé par sa proximité avec Wang Miao, souvent le narrateur et proche du lecteur même si son personnage n’a que peu d’épaisseur. L’invasion de la Terre ne s’embarrasse pas de subtilités et de personnages très complexes…
Bertrand Mialaret
- (1) Liu Cixin, « Le problème à trois corps », traduit par Gwennaël Gaffric; Actes Sud Octobre 2016, 420 pages, 23 euros.
- (2) Liu Cixin, « Writing China », The Wall Sreet Journal 31/12/2014.
- (3) Liu Cixin, “The worst of all possible universes and the best of all possible earths”, www.tor.com/2014/05/07