Anwar Ridhwan est l’un des romanciers malaisiens les plus connus et a bénéficié de nombreuses traductions de ses œuvres écrites en malais. C’est un pur produit du système qui régit la littérature en Malaisie tant dans sa carrière universitaire que dans sa vie professionnelle de fonctionnaire. Il est l’un des treize écrivains déclarés Lauréat National, mais il a une ouverture internationale que d’autres n’ont pas. Deux de ses romans et certaines de ses nouvelles méritent sans nul doute d’être découverts.
Un produit du système :
Il est né en 1949 dans un petit village de l’état de Sélangor, le dernier d’une fratrie de six enfants dans la famille d’un fermier. Il termine ses études secondaires à la Sekolah Alam Shah à Kuala Lumpur. Des études universitaires à l’University Malaya, un BA en 1973 jusqu’à un Ph.D en 1988.
Dès 1973, il rejoint l’organisme officiel chargé de la promotion de la culture malaise, le Dewan Bahasa dan Pustaka (DBP), il en deviendra le chef du département du Développement Littéraire puis à la fin de sa carrière le directeur des Publications.
Dans un interview de 2009, il reconnait les insuffisances du DBP : plusieurs années pour décider d’une publication, personnel jeune et peu expérimenté et surtout pas de promotion à l’étranger des ouvrages traduits qui sont d’ailleurs souvent introuvables.
Une ouverture internationale peu fréquente : un cours sur l’édition à l’Université de New York et le fameux International Writing Program de l’université de l’Iowa en 1986. En 1997 et pendant trois ans, il fut Visiting Professor à la Tokyo University of Foreign Studies.
Une interview intéressante en anglais nous renseigne sur sa personnalité ; ce texte a été traduit dans l’excellent site Lettres de Malaisie en juillet 2012. Anwar Ridwan y reconnait l’impact négatif de la censure qui sévit en Malaisie et nous mentionne ses écrivains préférés, Keris Mas, Shanon Ahmad et à l’étranger Hemingway et Faulkner.
Il s’inquiète des relations entre les différentes races (Malais, Chinois, Indiens) en Malaisie du fait du système éducatif et de la politique linguistique ; il est un ardent défenseur de l’usage exclusif de la langue malaise et ne vante guère la littérature écrite par des Malaisiens en anglais ou en chinois.
Un Lauréat National :
Après de nombreux prix littéraires locaux, il reçoit en 2009 le prix littéraire le plus prestigieux et est le dixième Lauréat National. Après lui deux lauréats en 2011 et 2013 et enfin en 2015 une femme, la poétesse Datuk Zurinal Hassan.
Ce prix récompense des ouvrages en malais, la langue nationale. Les autres langues sont considérées comme « sectional literature ». Ridhwan n’est pas très convaincant quand il nous dit qu’un Chinois écrivant en malais pourrait être Lauréat National.
Le prix est financièrement bien doté mais comporte d’autres avantages : le prix est remis par le roi, 50 000 exemplaires sont achetés par le gouvernement et DBP publie et traduit les œuvres. Il y a même la possibilité d’un traitement médical de première classe dans les hôpitaux publics.
Anwar Ridhwan a peu publié : quatre romans, quatre recueils de nouvelles, des pièces de théâtre et trois recueils d’essais. Son objectif essentiel est « defend the positive culture and the good values we inherited from our ancestors. With the emerging global culture tsunami, positive culture and good values are fast disappearing from our society”.
“Les derniers jours d’un artiste” (1), son premier roman en 1979 :
Un beau roman sur la fin d’un monde traditionnel. Pak Hassan est arrivé en 1924 dans le village accompagné de sa femme enceinte et d’une petite fille. Il est conteur et s’accompagne au rebec, une vielle à archet. Les villageois sont séduits, l’adoptent, l’aident à construire une maison et à défricher une rizière.
Sa femme meurt en accouchant d’un fils. Les Japonais envahissent la Malaisie et passent à proximité. Selon les anciens, « la plage n’est jamais la même après la marée ; qui sait, nous aurons peut-être une vie meilleure sous l’autorité des Japonais (p. 22). Son fils est malade et ne pourra lui succéder. Les enfants préfèrent écouter la radio du village plutôt que les histoires de Pak Hassan.
Sanah, sa fille, est violée par un homme masqué. Mansoor, l’un des jeunes du village, est retrouvé pendu ; Dieu a puni le coupable. Pak Hassan a tout perdu ; sa fille a fui les racontars du village, son fils, avec lequel il avait des relations houleuses, a également quitté la maison…Les villageois retrouveront le corps du conteur et creuseront une tombe près de celle de Selamah, sa femme.
Le roman est une description remarquable et poétique de la vie quotidienne, de l’importance de la religion et des beautés de la nature environnante. La mort de Pak Hassan signe la fin de son art.
« L’autre Rive » (2), pour une nation plus harmonieuse :
Une belle traduction de l’écrivain et poète François-René Daillie (1925-2012) qui séjourna longtemps en Malaisie et devint un spécialiste et un traducteur de la poésie malaise, des pantouns (« Anciennes voix malaises » 1993).
Le traducteur nous précise que « Arus », le titre de ce roman de 1985, se traduit par « Courant », mais il a préféré un autre titre en souhaitant une nation plus unie autour d’une même langue et d’objectifs communs.
La femme de Pawan Kri était poursuivie avant son mariage par Lebai Amrah l’imam du kampong Tak Wali. Il traite le mari d’infidèle, de juif et refuse de l’inhumer quand elle est tuée par un crocodile. Pawan Kri est depuis 25 ans chassé sur l’autre rive où il vit avec sa fille Azizah.
Il vit, fort bien, du commerce des peaux de crocodile qu’il tue souvent au couteau en plongeant. Arrivent un banquier, Muslim, poursuivi par un scandale bancaire et Salleh, un professeur de littérature anglaise.
Ils veulent tuer le monstre qui terrorise le village de Tak Wali. Pawan Kri est difficile à convaincre car ce n’est pas son problème ; finalement in accepte de les guider. Un poulet sert d’appât et le crocodile est hameçonné. Pawan Kri plonge mais ne remonte pas. Lebai Amrah accepte qu’il soit enterré dans le village car il a un fils qui pourrait épouser Azizah.
Les rumeurs du scandale bancaire atteignent déjà le village. Le livre a été écrit au moment du scandale bien oublié de Bumiputra Malaysia Finance à l’époque ou Dr. Mahathir était déjà premier ministre. 2,5 milliards de Ringgit. Pas négligeable même si cela n’a pas l’ampleur de l’énorme affaire 1Malaysia Development Berhad (1MDB) dans laquelle l’ancien premier ministre Najib Razak est impliqué.
« L’Autre Rive » est un livre attachant, un beau texte avec des personnages complexes, peu nombreux et bien analysés. Un hymne à la nature, au fleuve, à la jungle, à la puissance des animaux. Les villageois sont liés par la tradition mais seraient prêts à évoluer. L’Islam est important mais l’imam dans ce roman n’a pas le beau rôle.
« Border Crossing » (2012) : communisme, capitalisme, s’épanouir dans l’Islam :
Ce roman, écrit plus de vingt ans après le livre précédent est très différent et a été publié après la nomination de l’auteur comme Lauréat National.
Le père de Kuay, un jeune villageois, est mort emprisonné par les Anglais. A 17 ans, il voit les Anglais fuir devant l’avancée des Japonais. Après la guerre Kuay rejoint le Parti Communiste dans la jungle en Malaisie. Blessé, il passe en Thailande puis de là, via un bateau à Singapour, se retrouve à Pékin puis après quelques années à Moscou.
Une réunion au Caire lui permet de fuir le Parti Communiste et d’être accueilli aux Etats Unis ; son admiration pour le système américain est tempéré par une réfugiée palestinienne Shafi’aa dont il tombe amoureux. Elle lui montre que les Etats-Unis ne s’attachent qu’à leurs propres intérêts et non à la progression du système démocratique dans le monde.
Dans un pays arabe, il est livré à la sécurité malaisienne qui recherche le terroriste Kuay depuis des années. Après six ans, il est autorisé à rentrer en Malaisie. Shafi’aa, sa future femme, lui démontre qu’il doit « cross another border into Islam » et que l’Islam « is appropriate for all people at every age » ; c’est ce qu’il va faire en rentrant dans son village.
La démonstration est un peu lourde même si le roman se lit agréablement. Les sources historiques sont faibles ; la vie du Malaysian Communist Party (MCP) et ses liens avec Pékin sont esquissés. On lira avec plus d’intérêt les mémoires de Chin Peng (7), le patron à l’époque du MCP, même si ces mémoires souffrent de beaucoup d’efforts d’autojustification.
Une autre question importante n’est pas évoquée : la résistance à l’invasion japonaise puis la lutte contre les Anglais ont été mené essentiellement par des Chinois ; les groupes armés malais étaient en nombre limité même si l’un des principaux dirigeants du MCP, Rashid Maidin, est un Malais.
Des nouvelles très variées, « After the War » (4) :
Peu de nouvelles en traduction française, on notera « Les Sangsues » (5) et « Vieillir à New York » (6). « After the War », regroupe 22 nouvelles de 1976 à 1986.
On est surpris de trouver trois excellents textes situés à New York dont « Growing Old », « Friend » et « Manhattan Music ». « Growing Old » nous conte l’histoire de Hassan qui suit les cours de critique d’art à l’université de New York. Il rencontre une jolie fille Laura Balan qui lui fait une déclaration. Sa mère lui avait dit : n’épouse jamais une Blanche. Hassan demande du temps pour se décider ; partiront-ils ensemble en Malaisie ?
Dans « Friend », un couple de jeunes Malais à New York sont stupéfaits de l’attitude d’un ancien de leur village implanté depuis longtemps à New York et qui refuse que les choses s’arrangent à l’amiable comme dans leur village !
D’autres thèmes sont liés à la guerre, au colonialisme, à la lutte pour l’indépendance.
La nouvelle « After the war » est remarquable ; la guerre impacte encore la vie quotidienne de Maritah et de sa famille. Son fils Jali a la peau beaucoup plus claire que ses sœurs…Un texte très bien construit , très habile.
« In the Mist » nous parle de la fermeture d’une mine dont les employés ont pris les habitudes de vie de leurs patrons américains. Les économies vont fondre mais le père de famille trouve du jade, une nouvelle mine va naitre.
D’autres textes concernent la vie au village et même sur une « long house » où le chef du village Jinggat devra s’adapter à la modernité. Les accidents de la vie et leurs conséquences sont des thèmes fréquents : dans « Jambu », la pauvreté force un couple à vendre leur fils : dans « Darkest hour before dawn » une tempête détruit la plantation, cette fois ce ne sont pas les éléphants…Il est prêt à tout abandonner mais sa fiancée reste à ses côtés et ne le quittera pas.
Enfin quelques nouvelles concernent des thèmes traditionnels sur l’histoire de la Malaisie, sur des contes avec des animaux et même sur des rêves et la création artistique (« The cave, my woman and the landscape »).
Bertrand Mialaret
- Anwar Ridhwan, « Les derniers jours d’un artiste », traduit par Monique Zaini-Lajoubert. Collection Cannibale, 2011, 150 pages. (an English translation is also available).
- Anwar Ridhwan, « L’autre Rive », traduit par François-René Daillie. Federop 1989, 125 pages.
- Anwar Ridhwan, « Border Crossing », translated by Zawiah Yahya; ITBM 2014, 250 pages.
- Anwar Ridhwan, “After the war and other stories”, translated by Adibah Amin. ITMN 2010, 234 pages.
- Anwar Ridhwan, “Les sangsues” traduit par Laurent Metzger in « Nouvelles de Malaisie », Magellan et Cie, 2016, 140 pages.
- Anwar Ridhwan, « Vieillir à New York » traduit par Andrée Feillard in l’excellent recueil « Babouin et autres nouvelles de Malaisie », Editions Olizane 1991, 260 pages.
- Chin Peng, « My side of History “, Media masters, Singapore, 2003, 520 pages.