Subramaniam Krishnan (KS) Maniam est l’un des grands écrivains nés et vivant en Malaisie, mais d’origine indienne (Tamoul) et écrivant en anglais, il ne fait pas partie de la littérature « nationale » que constituent avec les privilèges qui y sont attachés, les auteurs écrivant en langue malaise.
La litterature « nationale »:
Pour les 30 millions d’habitants de la Malaisie, l’origine raciale est essentielle: 63% sont des Malais, des « Fils du Sol », un peu moins de 10% sont d’origine indienne (en grande majorité Tamoule). Les Chinois sont arrivés en plusieurs étapes et parlent des dialectes différents ; ils conservent un rôle économique important.
Un organisme public, le Dewan Bahasa dan Pustaka (DKP), publie de la littérature malaise, établit le dictionnaire, organise des concours littéraires bien dotés, choisit l’écrivain malais recevant le titre de « lauréat national » ; bref, cela fait penser à l’Union des Ecrivains en Chine !
Existe aussi un Institut de Traduction et du Livre de Malaisie (ITBM) qui traduit, publie et est censé promouvoir la littérature en langue malaise. Cet institut a fait connaître pour les lecteurs francophones quelque œuvres d’écrivains malais, publiées par l’éditeur « Les Indes Savantes ».
Récemment, le DKP a accumulé vis-à-vis de KS Maniam, inexactitudes et insultes ; il a été accusé d’avoir quitté la Malaisie pour bénéficier d’une reconnaissance internationale. Aucun contact préalable avec KS Maniam ni avec d’autres écrivains d’origine indienne ; aucun rectificatif mais des insultes à ceux qui défendaient Maniam qui lui préfère ignorer cette organisation.
– Les Indiens en Malaisie :
En Malaisie, les migrations d’origine indienne ont été organisées par les Anglais à partir de zones tamoules du sud de l’Inde et de Ceylan. Cette population constituait la main d’œuvre prolétarisée qui exploitait les plantations d’hévéas. Elle a été largement remplacée dans les exploitations de palmiers à huile par des travailleurs étrangers pas toujours en situation régulière. Chômage, habitat précaire autour des villes et délinquance, ces citoyens d’origine indienne constituent 70% de la population carcérale.
Les partis politiques qui sont censés les défendre se sont illustrés par leurs querelles internes et leur capacité à profiter de leurs mandats. Le gouvernement s’inquiète du relâchement des liens entre cette population et les composantes du parti majoritaire (essentiellement malais et musulman) qui soutient le gouvernement.
C’est pourquoi, le Premier Ministre, Najib Razak, vient de lancer un programme à dix ans « Malaysian Indian Blueprint » : des subventions, des bourses, des postes de fonctionnaire… Ce n’est pas le premier plan ; ces programmes sont souvent lancés à l’approche des élections !
Le plan doit donner la citoyenneté aux Indiens résidant ou nés en Malaisie avant l’indépendance ; 25 000 Indiens (d’autres sources indiquent des chiffres beaucoup plus élevés) n’ont pas de citoyenneté car nés dans des plantations où leur naissance n’a pas été enregistrée.
Fort heureusement une partie significative des indiens de Malaisie n’a que faire des plans de Najib Razak, ils ont un haut niveau d’éducation, constituent des groupes importants de cadres, de juristes, de médecins…
– Un fils de Bedong :
KS Maniam est né en 1942, d’origine tamoule et d’une famille pauvre ; son père était le blanchisseur d’un hôpital et pour nourrir sa famille, devait aussi travailler dans une plantation d’hévéas près de Bedong (Kedah), une petite ville au nord de la Malaisie entre Alor Star et Penang.
Après un an dans une école tamoule, il suivra les cours d’une école anglaise puis, avec une bourse, deux ans en Angleterre pour une formation de professeur, un métier qu’il exercera plusieurs années en Malaisie. En 1970, il suit les cours de l’université à Kuala Lumpur en littérature anglaise et à partir de 1979 y sera professeur jusqu’à sa retraite.
Des études en anglais ont transformé sa vie mais les plantations et la région de Bedong sont son petit royaume littéraire comme Gaomi l’est pour Mo Yan.
Il a écrit trois romans dont le premier « The Return » (1), autobiographique a connu un bon succès. On ne parlera pas dans le présent texte de ses recueils de nouvelles ou de ses pièces de théâtre (2) qu’on abordera ultérieurement.
« The Return », c’est le retour en Malaisie de Ravi après son séjour en Angleterre et les difficultés de contact avec la famille qu’il a quittée. Le livre nous montre l’importance de la langue dans la formation de la personnalité. Le roman se venge de son professeur Miss Nancy et de son obsession de la propreté mais nous montre aussi que les contes pour enfant et les comptines anglaises peuvent être un redoutable outil de formation culturelle au service du colonisateur.
Cette éducation l’éloigne évidemment de sa communauté ; ses anciens camarades le traitent de « white monkey » mais cela lui permet de s’affranchir et de vivre selon des normes qu’il a choisies. Le style est réaliste, le regard sur le passé n’est pas sentimental.
Les tares de la société tamoule dans les plantations sont dénoncées qu’il s’agisse de l’alcool (toddy), de la violence notamment faite aux femmes, des efforts de certains pour consolider leur pouvoir sur la communauté par tous les moyens et en acceptant pas que Ravi puisse être éduqué. Cette violence concernera son père qui mourra dans l’incendie de sa maison.
– Identité et culture : essayer de devenir un citoyen en Malaisie :
Comme dit l’auteur en 2006 « So What are my works about? They all generally are about the sense of belonging, by which, I mean belonging to the country or acquiring a national sense of identity”.
“In a far Country” (3), le héros, Rajan, jouit d’une grande réussite professionnelle, il négocie des terrains et développe des projets immobiliers. Il est bien loin des stéréotypes concernant les Indiens en Malaisie ; il est marié à Vasanthi dont il est éloigné, ils ont deux garçons.
Un jour il arrête de travailler et se réfugie dans son bureau ; il va alors contacter des gens qu’il a connu, Chinois, Malais, Indiens, il va rechercher ses racines et donner du sens à sa vie.
Contrairement aux rêves de son père et de son ami Lee Shin, la solution n’est pas de s’incruster dans la terre, de vivre de l’agriculture comme les Malais, de construire une maison. On ne peut recréer le pays d’où l’on vient.
Lee Shin n’est pas un homme d’affaires, n’est pas intéressé par l’argent, il est tout à fait indépendant mais avec une flûte, des vêtements et des meubles chinois, il voudrait recréer une Chine qui ne peut exister. S’il est loin des clichés concernant les Chinois, il s’isole et ne sait plus contrôler sa vie.
Les évènements politiques : l’occupation japonaise, l’indépendance en 1957, la guerilla anti-communiste ne jouent qu’un rôle secondaire. L’indépendance a cependant renforcé les tensions: « before there was only one country. Now we have many countries inside that one country” (p. 116).
Son ami malais, Pak Zul, n’accepte pas vraiment le progrès: « Progress was another name for loneliness, for coldness between people » (p. 126). De plus, il explique à Rajan: “we lived well, may be too peacefully, before you all came with your ideas and energies…You gave up everything to come to this land. We offered you what we had. But you all became greedy and would not share” (p.129).
Pour Pak Zul, Rajan n’a pas d’ancêtres sur cette terre et ne peut comprendre la beauté de la jungle et la force du tigre, le symbole le plus ancien de cette civilisation. C’est aussi le progrès mal maitrisé qui a causé la perte de Mat, le fils de Pak Zul.
« In a Far Country » est un beau roman dont la narration est parfois un peu trop interrompue par des portraits, celui de Lee Shin, puis le livre de Sivasurian…mais cela ne gêne pas le plaisir de la lecture. Rajan est vraiment un personnage attachant tout comme sa femme Vasanthi dont il finira par se rapprocher.
– « Between Lives » et le retour aux racines :
Son roman le plus récent (4) met en scène des femmes, c’est « a fully Malaysian novel in that it evolves around all the three major communities…though it is narrated by a young Malaysian Indian woman, Sumitra”.
Sumitra est une jeune femme moderne et indépendante qui travaille pour un organisme public, the Social Reconstruction Department. Parlant Tamoul, on lui demande de convaincre une vieille femme, Sellamma, qui occupe une terre que convoitent des promoteurs, de l’abandonner en lui assurant une chambre dans une maison de retraite.
La vie de bureau tient une place à mon sens excessive dans le roman mais nous permet de comprendre les différentes approches de Sumitra et de ses amies, Christina (qui est la Chinoise Lee Siew Mei) et la Malaise Aishah. C’est un roman complexe dans sa construction entre passé et présent de Sellamma mais aussi de Sumitra et de leurs familles respectives.
Les parents de Sumitra jouent un grand rôle. Elle est proche de sa mère Gowri dont on nous raconte l’histoire et l’espoir avorté de poursuivre ses études. Gowri rencontre et aide Sellamma; elle est conquise par la personnalité de la vieille femme tout comme le père qui prend en charge le potager et le verger de Sellamma.
Le livre suit les relations entre les personnages et l’endroit où ils vivent. L’attachement à la terre est essentiel pour Sellamma et le deviendra progressivement pour Sumitra car celle-ci constate qu’avec la vie qu’elle mène, elle est trop éloignée de ses racines, un prix à payer très élevé.
Sellamma la force à se retourner sur son passé et à retrouver sa véritable identité. En mourant, Sellamma transfèrera à Sumitra la propriété de la terre, convaincue que celle-ci est maintenant bien préparée à résister et à défendre cet héritage.
Ces trois romans sont de grande qualité et touchent à l’universel tant dans les rapports avec la terre, le passé que par la nécessité de se construire pour vivre harmonieusement en société. C’est pourquoi, on peut regretter que KS Maniam soit un peu oublié actuellement en Malaisie et que ses livres ne soient pas traduits en français.
Bertrand Mialaret
(1) KS Maniam, « The Return », Skoob Pacifica, 1993. 185 pages (paru en 1981).
(2) KS Maniam, “Haunting the tiger”, Skoob Pacifica,1996. 230 pages.
KS Maniam, “The Loved Flaw”, Indialog Publications, 2001. 250 pages.
KS Maniam, “Sensuous Horizons, the stories and the plays”, Skoob Pacifica 1994. 2
(3) KS Maniam, “In a Far Country”, Skoob Pacifica 1993. 205 pages.
(4) KS Maniam “Between Lines”, Maya Press 2003. 390 pages.