La guerre sino-vietnamienne de février-mars 1979 est bien oubliée malgré les tensions actuelles entre les deux pays à propos notamment des iles Spratley. Un conflit évoqué par Mo Yan dans un court roman, « Les retrouvailles des compagnons d’armes » (1), un livre de 1992 où Mo Yan montre un fois encore l’étendue de son talent.
1-Mo Yan après le prix Nobel :
L’ attribution du prix Nobel n’ a pas servi l’ oeuvre littéraire de Mo Yan. Le débat politique qui a entouré le prix, des critiques très excessives sans relation avec ses romans ont été nourries par les maladresses de l’auteur qui a accepté un rôle de promoteur du « soft power » chinois.
Ses déclarations se félicitant des opérations actuelles de lutte contre la corruption qui, dit-on, vont inspirer son prochain roman, ne vont pas faire taire les critiques. Et pourtant Mo Yan n’est pas aligné sur la politique du Parti Communiste et ce roman comme tant d’autres souligne son indépendance.
Jusqu’ en 1999, Mo Yan est un cadre de l’armée qu’ il avait rejoint en 1976. Cependant ce roman est une critique très nette de l’armée et de la guerre de 1979. Ce n’est certes pas un pamphlet politique et certains lecteurs vietnamiens étaient perplexes.
Noël Dutrait qui a traduit ce livre comme tant de grands romans de Mo Yan et de Gao Xingjian, est professeur émérite â l’Université Aix-Marseille et ancien directeur de l’ IrAsia. Lors d’un voyage au Vietnam il y a quelques années, il a été surpris par la réaction d’ interlocuteurs qui avaient lu ce livre traduit en vietnamien et qui s’ attendaient à un roman à la gloire de l’ armée chinoise et trouvaient une critique virulente de la guerre.
2- Des fantômes bien vivants :
« Les retrouvailles…» est un livre plein d’ humour, court, facile à lire même en période de canicule ! En 1992, un officier, Zhao Jin, rentre au village. Il est interpellé par un ancien compagnon, installé sur la cime d’ un saule, Qian Yinghao, « mort au combat lors de la guerre de contre-attaque défensive de février 1979 ». Il habitait la tombe 780 parmi les 1207 tombes du cimetière des « Martyrs Révolutionnaires ».
Ils évoquent le passé, les qualités militaires de Qian Yinghao, mort sans avoir tiré un seul coup de fusil. Celui-ci rappelle leur complicité dans un sketch comique et ses relations amoureuses avec Niu Lifang, la présentatrice de la troupe militaire.
Leur enfance au village les avait rapprochés, leurs baignades, la pêche aux anguilles. Guo Jinku les rejoint; il a été démobilisé ce qu’ il ne parvient pas à accepter. Qian Yinghao leur narre la vie qu’ il a menée au cimetière sans perturber les vivants et ses difficultés pour revenir au village.
Surréalisme souriant, les morts sont parmi nous; un réalisme magique à la façon de Mo Yan. La composition est très soignée: le retour au village en 1992, la guerre il y a treize ans et la vie des galopins du village à douze ans. La force des amitiés d’ enfance, de la vie partagée au village est un des thèmes constants de Mo Yan. Tout comme le rôle des animaux; on se souvient de l’ épisode du cochon dans « La dure loi du Karma ». Ici on évoque les lucioles qui sont ramassées, « les lucioles sont les lanternes des fantômes » (p.48), on ramasse la lumière.
La pêche aux anguilles nous vaut des pages d’ anthologie (p.143-144) : un ensemble d’ anguilles enchevêtrées, la grosse anguille qui s’ isole, qui va mourir et qui sera dévorée.
3- Les fantômes sont tous des héros :
Qian Yinghao malgré ses talents militaires est critiqué par son sergent qui trouve qu’il ne plie pas sa couverture au carré ! Il a également quelques difficultés avec l’ instructeur politique dont il n’ accepte pas « le baratin hypocrite » ; « sans son obstination radicale, il aurait été promu depuis longtemps » (p.24). Après sa mort, il est reconnu rétroactivement comme membre officiel du Parti Communiste et de ce fait, au cimetière, peut devenir instructeur politique !
Les fantômes souhaitent quitter le Cimetière des Martyrs mais la hiérarchie s’ y oppose. Et pourtant la vie de soldat était bien plus douce que celle des paysans qui ne parviennent pas à nourrir leurs enfants. Guo Jinku voulait rester soldat, « c’ était si bien d’être soldat, on pouvait regarder des films, jouer au basket, faire du tire à la corde » (p.169). Il veut retourner à l’ armée, « monter la garde, patrouiller, nourrir les cochons, faire la cuisine, n’ importe quoi » (p.171).
Les relations sino-vietnamiennes se sont normalisées, les habitants des deux côtés de la frontière sont satisfaits quand le commerce est rétabli ; « vos cadavres sont encore chauds mais déjà les affaires reprennent » (p.51).
Huo Zhongguang sanglote, « un soldat qui pleure, c’ est un problème idéologique » (p.52). Il sanglote à la suite de la normalisation des relations, il ressent qu’ il est mort injustement. Le chef de la compagnie, Luo, souligne qu’ il n’ y a ni amis éternels ni ennemis éternels, « si l’ on ne s’ était pas battu, il n’ y aurait pas la paix actuelle » (p.69). De plus on ne peut pas le laisser déranger les vivants !
Et pourtant, cette normalisation n’ est que partielle. Cette guerre d’ un mois aux frontières entre les deux pays a opposé 200 000 soldats chinois aux miliciens vietnamiens, l’ armée étant engagée dans la campagne militaire au Cambodge contre les Khmers Rouge (très proches du régime de Pékin).
Le Vietnam est soutenu par l’ Union Soviétique alors que les relations sino-soviétiques sont tendues après le conflit frontalier de 1969, l’ évolution du 20eme congrès et la politique de coexistence pacifique de Nikita Khrouchtchev. L’ occupation par le Vietnam des iles Spratley, revendiquées par la Chine a également joué un rôle. Les pertes sont lourdes, plusieurs dizaines de milliers de morts.
Cette guerre a été suivie par de violents incidents frontaliers de courte durée en 1984 (la Vieille Montagne). Mais la question des iles Spratley, occupées partiellement par la Chine qui y construit des bases militaires, reste très sensible et est une source de tension aggravée par les revendications des Philippines et de la Malaisie.
4- Guerre et littérature :
Ce conflit a inspiré un nombre limité d’oeuvres littéraires. Ce n’est certes pas une des pages les plus glorieuses de l’ armée chinoise.
Yan Lianke qui s’ engage en 1978, devient secrétaire au sein du département politique et a été chassé de l’ armée après « Bons Baisers de Lénine » en 2004. Dans un recueil d’ essais « Songeant à mon père » (3), il explique son dégoût de cette guerre; des jeunes sont morts pour rien et quelques années après, les dirigeants se serrent la main.
Quant à Bi Feiyu, cette guerre lui a inspiré une magnifique nouvelle « De la barbe à papa un jour de pluie » (2). Hongdu va mourir des traumatismes psychologiques liés à la guerre; il sombre dans la dépression et la folie. Les villageois auraient préféré qu’ il meure au front en « héros » !
Ces deux textes soulignent les mérites des « Retrouvailles des compagnons d’armes » et s’il en était besoin le fait que Mo Yan n’a pas été, comme certains ont cru pouvoir l’ écrire, un prix Nobel au rabais. Mais on peut souhaiter qu’ il ne s’ exprime pas trop ! Pour reprendre une plaisanterie, tristement d’ actualité avec Liu Xiaobo ; « La Chine a eu trois prix Nobel, le premier ne peut pas rentrer au pays (Gao Xingjian), le deuxième ne peut pas en sortir (Liu Xiaobo), quant au troisième, il est Mo Yan (« ne parle pas ») ».
Bertrand Mialaret
- Mo Yan, « Les retrouvailles des compagnons d’ armes », traduit par Noël Dutrait, Le Seuil, mars 2017, 18,5 euros.
- Bi Feiyu, « De la barbe à papa un jour de pluie », traduit par Isabelle Rabut, Actes Sud 2004, 120 pages.
- Yan Lianke, « Songeant à mon père », traduit par Brigitte Guilbaud, P. Picquier 2010, 116 pages.