Su Tong est l’un des romanciers chinois les plus connus en Occident ; neuf livres traduits en français, un peu moins en anglais ; seul Mo Yan a été plus traduit. C’est pourquoi on doit se féliciter de la publication en anglais il y a quelques semaines du court roman « Petulia’s Rouge Tin » (1). Ce texte superbe avait déjà été traduit en français en 1995 sous le titre « Visages Fardés ». (1).
Su Tong est surtout connu pour ses romans qui mettent en scène des périodes très différentes : la Chine des Empereurs (« Le mythe de Meng », un ouvrage de commande à oublier, et « Je suis l’empereur de Chine », une fiction superbe), la période de la guerre avec le Japon (« Riz », un grand livre), la Révolution Culturelle avec « La Berge » et la transition vers la Chine capitaliste (« Le dit du Loriot »).
Ces deux derniers romans ont été couverts de prix mais ne doivent pas faire oublier la place essentielle des nouvelles (plus de 200) et courts romans dans l’œuvre de Su Tong. De bons recueils de nouvelles ont été publiés en français (« Fantômes de Papier » (2), « A Bicyclette » (3)) et en anglais « Madwoman on the Bridge » (4). On s’attachera aux textes qui ont précédé « Petulia’s Rouge Tin » et qui ont fait connaitre Su Tong.
Su Tong est né en 1963 à Suzhou ; une famille de quatre enfants, un père cadre, une mère ouvrière, n’ont aucun lien avec les milieux littéraires et artistiques de la ville. Il fait des études de littérature chinoise à l’Université Normale de Pékin. Après un court passage dans un lycée, il devient l’éditeur de la revue « Montagne Pourpre » et commence à publier.
- Les premiers succès :
En 1987, il publie deux nouvelles qui font remarquer un style très personnel avec « Flying over Maple Village” (5). Même si les traducteurs ne s’entendent guère sur le type d’arbres de ce village, noyer, érable, mûrier…il s’agit d’un texte original sur la nostalgie pour un pays natal que le narrateur n’a pas connu mais qui lui a été raconté par son grand-père. C’était une époque où, jusqu’à la mort de son petit oncle en 1956, il y avait encore des fleurs de pavots. Les fantômes et les démons vivent au village, parfois les animaux parlent.
Un court roman, « La fuite en 1934 », n’est disponible qu’en anglais (6). Le narrateur nous parle de l’histoire de son clan dans le village aux Erables au cours de la désastreuse année 1934 marquée par une épidémie de typhoïde. Le mari de grand-mère Jiang, Chen Baonian, a créé en ville un atelier de meubles de bambou qui se développe rapidement.
Le sens de la famille ne l’a pas empêché de vendre sa petite sœur Phoenix au propriétaire terrien en échange de cinq acres de terre. L’épidémie tue cinq des enfants de Jiang ; celle-ci accueille au village Huanzi, la maitresse de Chen Baonian, enceinte, qui perd ce bébé, empoisonnée par Jiang. Elle se vengera en quittant le village avec le dernier bébé de Jiang…Brutalité de ce passé que l’auteur ne justifie ni n’explique, fatalisme des personnages qui se soumettent à leur destin.
« La maison des Pavots » (7)(8) publié en 1988, n’est guère plus optimiste. Ce texte nous conte l’apogée et la décadence d’une grande famille de propriétaires terriens dans les années qui suivent 1949. Le chef de famille, Liu Lao Xia a apporté la prospérité au village des Erables, mais la famille est condamnée par l’Histoire avec l’arrivée du révolutionnaire Lu Fang, mais aussi par son hérédité, ses tares…
- Les portraits de femmes :
En juin 1989, Su Tong publie « Epouses et Concubines », qui passe inaperçu du fait des évènements de Tian Anmen, jusqu’à la sortie du film célébrissime de Zhang Yimou, avec Gong Li, Lion d’Argent à Venise en 1991. Un court roman glaçant, que chacun connait, où l’on montre l’oppression des femmes dans une société féodale.
« La Vie des Femmes », est publié dans une revue en 1990. Une traduction en français (9) est disponible pour ce beau texte qui sera adapté an cinéma sous le titre « Jasmine Women » avec deux célèbres actrices, Joan Chen et Zhang Ziyi.
L’histoire de trois femmes, de mère en fille et en petite fille. Mo a dix huit ans et rêve de devenir une star de cinéma dans les années 1930. Elle rencontre dans la boutique de sa mère Meng le directeur d’un studio qui la prend comme actrice mais aussi comme maitresse. Meng fuit à Hong Kong à l’invasion japonaise et Mo enceinte refuse d’avorter. Sa petite fille Li épousera un cadre communiste mais ne peut s’adapter à leur mode de vie. Elle adopte une petite fille Hua dont la vie sera également un échec dans les années 1980.
Règles patriarcales ; un seul modèle, le couple et la vie familiale. Stérilité, tentative de viol, folie, tous ces éléments ne leur permettent certes pas de participer à l’édification de la Chine nouvelle !
- Deux femmes et leur « libération ».
« Visages fardés », ou « Petulia’s Rouge Tin » dans la version anglaise, est un court roman de 1991 qui a été inspiré à Su Tong par une voisine, une ex-prostituée. En novembre 1949, 2400 hommes armés ferment 200 bordels à Pékin et conduisent 1000 prostituées dans des camps ; des opérations comparables dans de nombreuses villes et notamment à Shanghai.
Dans la ruelle des Nuages-Emeraudes, un camion emmène les femmes du Pavillon Pourpre des plaisirs ; deux amies Qiuyi et Xiao’e sont les dernières à monter (10). Elles doivent aller dans un camp où sont traitées les maladies vénériennes et sont censées être rééduquées par le travail manuel. Qiuyi saute du camion et parvient à s’enfuir. Après avoir récupéré ses bijoux chez sa patronne, elle retrouve Mr. Pu, un client régulier de Xiao’e. Après quelques mois difficiles chez la mère de Mr. Pu, elle veut devenir une nonne et se rase les cheveux en refusant tous contacts avec Mr. Pu.
Quant à Xiao’e, elle doit coudre des sacs de jute avec grande peine mais refuse de participer à un meeting de dénonciation de son ancienne tenancière. Après trois ans, sa période de réforme est terminée, elle quitte le Centre et va travailler dans une usine de bouteilles.
Les biens de Mr. Pu sont saisis mais il parvient à réunir de l’argent pour un mariage avec Xiao’e, enceinte. Qiuyi n’est pas acceptée dans son village pas plus que dans son monastère, la rééducation n’est pas un succès ! Elle finira par épouser un bossu et à accueillir le fils de Xiao’e que celle-ci abandonne.
Ces femmes rééduquées ne veulent pas vivre comme simples ouvrières, elles ont des habitudes d’une vie plus facile et parfois luxueuse, de plus on leur rappelle leur passé ; la Révolution n’est pas un succès ! La sexualité et les hommes leur manquent, c’est très clair pour Xiao’e . Ces femmes devraient être libérées par la Nouvelle Société, mais elles manquent d’énergie. Xiao’e accepterait de travailler en usine mais il ne faut pas que cela soit trop fatigant !
Les hommes, comme souvent chez Su Tong, sont des faibles, des fuyards ; ils n’ont jamais le dessus avec les femmes, un jupon leur fait perdre la raison ! Les deux femmes s’adaptent plutôt mieux que le pauvre Mr. Pu qui ne sait pas vivre sans sa fortune dans la Nouvelle Société.
Un court roman très réussi et qui se lit avec plaisir. Une construction simple qui nous mène d’une femme à l’autre et à leur environnement. Su Tong est très précis sur les détails de l’époque, une période qu’il n’a pas connue et qu’il nous fait vivre sans gros efforts de reconstruction. Ce sont les personnages qui l’intéressent et dans l’ensemble il est assez positif sur la manière dont ils mènent leur vie.
Pas de jugement politique, même s’il est évident que la Nouvelle Société n’est pas bonne pour tout le monde et échoue à réhabiliter et à supprimer les préjugés sociaux qui restent très puissants.
Bertrand Mialaret
- Su Tong, « Petulia’s Rouge Tin, traduit par Jane Weizhen Pan et Martin Merz ; Penguin Specials 2018, 100 pages.
- Su Tong « Visages Fardés », traduit par Denis Bénéjam ; Philippe Picquier 1995 et 2003 pour l’édition de poche comprenant également « La Vie des Femmes » ; 220 pages.
- Su Tong « Fantômes de Papier », traduit par Agnès Auger, Desclée de Brouwer, 1999, 300 pages.
- Su Tong, « A Bicyclette », traduit par Anne-Laure Fournier. Philippe Picquier 2011, 140 pages.
- Su Tong, « Madwoman on the Bridge”, traduit par Josh Stenberg, Black Swan, 2008; 300 pages.
- Su Tong, “Flying over Maple Village”, traduit par Michael Duke in « China’s Avant-Garde Fiction », Duke University Press, 1998. (p. 146 à 159).
Ce texte est traduit en français par Wen He « Voler jusqu’à mon village natal des noyers », Impressions d’Extrème Orient 2017.
- Su Tong, « Nineteen Thirty-Four Escapes” in “Raise the Red Lantern”, traduit par Michael Duke, William Morrow 1993. (P.101 à 178).
- Su Tong, « La maison des pavots », traduit par Pierre Briere ; Edition bilingue, You Feng 1996, 140 pages.
- Ce court roman est disponible en anglais « Opium Family » dans une traduction de Michael Duke ; William Morrow 1993 (P.179 à 268).
- Su Tong, « La vie des femmes », traduit par Denis Bénéjam in « Visages Fardés » ; Philippe Picquier 1995.
- Dans la traduction anglaise, Qiu Yi est Autumn Grace et Xiao’e est Petulia.